Shozo Fujii : « le judo, c’est la vie ou la mort »

Judo : les actualités du judo en France et dans le monde / Interview / jeudi 6 novembre 2014 / source : alljudo


Présent en France, à l’initiative de la Ligue Rhône-Alpes de Judo, Shozo Fujii a accepté de répondre à nos questions. Sans détours, il nous livre sa vision du judo. Passionnant !

La Talaudière (42), mercredi 29 octobre. Après une heure et demie de route, j'arrive avec un peu d'avance à la Talaudière, une petite commune nichée dans les Monts du Pilat baignée ce jour-là des derniers rayons de soleil de l'automne. La tête pleine de questions je file boire un café au bistrot du coin et j'essaye de me concentrer sur le déroulement de l'interview à venir. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un quadruple champion du monde, et je suis déjà en pleine effervescence.

Le temps d'avaler au comptoir un petit expresso et je vois arriver Laurent, un des professeurs du club Judo 42 impliqué dans la venue de Shozo Fujii en France. Nous entrons dans le dojo où l'interview est prévue, et nous sommes rejoints quelques instants plus tard par une petite délégation composée de Shozo Fujii, de Nobuhisa Hagiwara (7e dan) qui assurera la traduction, de Benoît Donnel président du Comité de la Loire et de Raphael un autre professeur préposé au rôle de chauffeur.

Arrivé la veille au soir, et sans doute encore un peu fatigué par son voyage, Shozo Fujii se prête au jeu des présentations, puis l'interview démarre. Ses premières réponses sont un peu déroutantes, mais progressivement la confiance s'installe. Les réponses sont de plus en plus passionnantes, elles appellent souvent de nouvelles questions et l'aiguille de l'horloge tourne sans que nous ne parvenions à stopper l'interview à l'heure prévue. C'est finalement avec presque une heure de retard que je quitte le Dojo de la Talaudière avec un bloc note bien remplie et l'esprit imprégné de la conception du judo « made in Fujii » !

Bonjour M. Fujii. Au terme de votre carrière en 1980, quels ont été vos fonctions dans le judo Japonais ?
J'ai entraîné à l'université de Kyoto, puis, à partir de 1991, à celle de Tenri qui était mon université d'origine. J'ai eu des fonctions dans l'encadrement de l'équipe nationale de 1981 à 1993 puis plus récemment à la Fédération Japonaise. J'ai également été arbitre mondial, j'ai arbitré deux fois les Jeux Olympiques et une dizaine de championnats internationaux. J'ai eu une expérience dans tous les aspects du judo, et maintenant je n'ai plus de fonctions officielles. J'ai un engagement personnel dans l'association « Judo, un lien pacifique » qui mène des actions d'échange entre les pays à travers le judo. Cette association est indépendante de la Fédération Japonaise, elle n'est pas composée d'experts, mais de judokas qui ont atteint un haut rang dans la hiérarchie sociale. Je suis désormais totalement libre de m'exprimer sur ma vision du judo.

Le judo japonais continue de dominer régulièrement les grands championnats. Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Je pense que le niveau du judo japonais a baissé. Le judo japonais c'est le judo d'attaque mais il ne faut pas négliger la défense. Il faut regarder ce qui se fait dans les autres sports de combats, dans les différentes formes de luttes. Les Japonais doivent être plus ouverts sur le monde, ils doivent suivre le courant international même si nous sommes les garants de la tradition.

Selon vous quel est le bon âge pour commencer le judo ?
Pour espérer la performance, il faut commencer au plus tard à 12 ans, mais cela ne veut pas dire qu'il faille commencer le plus tôt possible. Les enfants qui comment trop jeunes peuvent prendre de mauvaises habitudes qu'ils auront ensuite beaucoup de mal à corriger, donc il ne faut pas rechercher la performance avec les enfants en bas âge. Entre 12 et 15 ans c'est le bon âge pour enseigner les détails, ils peuvent tout absorber. C'est très important de leur enseigner la défense à travers l'utilisation d'une bonne posture, des principes d'équilibre, des tai-sabakis. La vitesse, l'attaque cela peut être perfectionné plus tard.

Quelle doit-être la base de l'enseignement ?
L'enseignement devrait être adapté à chaque individu. Il ne faut pas trop imposer mais au contraire il faut tenir compte de la spécificité de chacun. Il faut bien préparer l'environnement, présenter le judo dans son intégralité : son histoire, ses principes, les katas, le combat, le tachi-waza, le ne-waza... Personnellement j'ai eu des professeurs qui n'étaient pas des grands experts, mais ils m'ont montré toutes les possibilités du judo et ils ne m'ont rien imposé. A partir de ça j'ai pu construire mon propre judo. Pour l'aspect mental, il est important que le judoka en formation puisse côtoyer des professeurs avec des âges variés.

Quels sont les judokas actuels qui vous plaisent le plus ?
Je ne suis plus beaucoup les compétitions internationales, cela ne m'intéresse pas. Je vois quelques compétitions ponctuellement, mais sans être fanatique d'untel ou untel.

Pensez-vous que les judokas actuels sont moins forts que ceux de votre époque ?
On ne peut pas comparer, mais par contre ce que je sais c'est que si je combattais maintenant je gagnerais probablement. Je ne dis pas ça pour être prétentieux, et je ne pense pas être meilleur techniquement ou plus fort physiquement que les judokas actuels. Mentalement par contre j'ai une manière d'envisager la compétition qui me donne une force qu'ils n'ont pas. Pour moi le judo, c'est la vie ou la mort. Si je perds c'est la mort, et si je gagne je dois le faire avec les principes du judo, j'ai cette responsabilité. A l'heure actuelle les combattants pratiquent un sport qui s'appelle le judo et ils ont intégré la défaite comme une chose normale. Pour moi c'était inconcevable, j'avais le devoir de faire triompher « la voie », tout autre issue n'était pas envisageable. Dans leur préparation les judokas actuels étudient beaucoup leurs adversaires avec la vidéo, moi je n'avais pas besoin de cela. Lorsque j'observais un judoka quelques secondes je savais comment gagner contre lui. C'est comme un peintre, il va observer un paysage quelques instants, et ensuite dans son atelier il va pouvoir reproduire l'émotion, la sensation qu'il a eu.

Si l'on suit votre réflexion on peut comprendre que le judoka est plus un artiste qu'un sportif ?
Le plus important chez un judoka c'est sa personnalité. Comme un artiste, il doit développer ses propres techniques et de ce point de vue-là, il y a des éléments qui relèvent plus de l'artistique que du sportif. Le judo c'est une forme d'expression corporelle, et si l'on est capable de bien s'exprimer le résultat suivra. Quand je montais sur un tapis, j'étais comme un acteur qui monte sur scène, qui vient se confronter à son public après avoir bien répété.

Il y a de moins en moins d'anciens champions qui se tournent vers l'arbitrage à l'issue de leur carrière. Est-ce un problème ?
Pour arbitrer il faut avoir du caractère pour pouvoir prendre une décision ferme et rapide. Les champions ont ce caractère. Quelqu'un qui apprend l'arbitrage de manière scolaire sera toujours limité, un judoka qui n'a pas eu de carrière sportive sera limité pour arbitrer au plus haut-niveau. J'observe que les arbitres se préoccupent trop d'eux-mêmes : de leur gestuelle, de leur autorité, alors que leur rôle devrait être de favoriser l'expression des judokas. Ils privilégient la forme au lieu de privilégier le fond.

Auriez-vous accepté d'arbitrer avec un arbitre vidéo qui peut modifier votre décision ?
Non j'aurais démissionné immédiatement. L'arbitre central est le seul juge. On peut lui donner le droit, quand il en éprouve le besoin, de visionner la vidéo pour avoir des éléments d'informations supplémentaires et ensuite il prend une décision avec ses juges. L'arbitrage à trois est supérieur, car il y a trois personnes qui ont la sensation de ce qui se passe sur l'instant. Il faut faire confiance aux arbitres. Maintenant tous les arbitres ont peur du responsable de l'arbitrage, l'arbitre est devenu un employé qui craint d'être mal noté. Ce qui s'est passé aux Jeux Olympiques, lors du combat entre le Japonais Ebinuma et le Coréen Cho est absolument inacceptable. (Lire l'article 'Ebinuma-Cho le couac')

Les nouvelles règles, et notamment l'interdiction des saisies aux jambes, sont-elles de votre point de vue une bonne chose ?
Kata-guruma, kuchiki-daoshi, morote-gari... toutes ces techniques sont inscrites dans le Gokyo. Elles n'ont pas été inventées par hasard et elles ne sont pas des sous-techniques, elles sont aussi pures que les autres. Les enlever, c'est n'importe quoi. Une personne connaissant l'histoire du judo, n'aurait jamais eu l'idée de supprimer kata-guruma. Notre rôle c'est de conserver notre patrimoine, pas de le détruire. Si l'on se place dans la vision de Jigoro Kano qui a puisé les techniques de judo dans les différentes techniques de jujitsu, les seuls éléments qui peuvent être retirés sont ceux qui présentent une menace pour la sécurité des combattants, c'est tout.

Cela permet tout de même de rendre le judo plus agréable à regarder ?
Le judo est un sport de combat, l'esthétique n'est pas prioritaire. Dès lors que l'on peut saisir le tissu c'est du judo et ce n'est pas de la lutte. Si dans la tenue du judoka il y a un pantalon, c'est pour qu'on puisse le saisir. Si on ne peut plus le saisir, il faut enlever le pantalon, il ne sert à rien. Dans ma carrière j'ai fait des combats contre des lutteurs, je me suis adapté et j'ai gagné grâce au judo.

Que pensez-vous du MMA ?
Le MMA a une grande force par rapport au judo, c'est l'esprit du combat, l'esprit martial. Le MMA cultive cet esprit, alors que nous nous sommes en train de l'abandonner. Si le MMA parvient à garantir la sécurité de ses combattants et s'il se dote d'une philosophie alors le judo sera en grand danger. Nous avons une histoire, une culture, une tradition de combat que nous ne devons pas lâcher, mais c'est malheureusement ce qui est en train de se passer.

Quel regard portez-vous sur le judo français ?
On ne parvient plus à voir quel est le style du judo français. Avant le judo français avait une filiation avec le judo japonais mais maintenant c'est confus. Je pense que pour avoir des résultats c'est comme pour le bon vin, il ne faut pas aller trop vite. La Fédération Française de Judo dirige mais elle doit écouter ce qui se passe à la base, dans les clubs, au premier échelon du judo.
Au niveau international les dirigeants français jouent un grand rôle, mais je leur transmets le message de ne pas oublier ce qui se passe à la base, ni perdre de vue l'histoire du judo. Le judo a suivi une évolution sportive qui aboutit à la situation actuelle, mais derrière il y a une histoire, celle des samourais, du jujitsu, de Jigoro Kano, c'est tout cela qu'il faut faire évoluer et faire perdurer. Si on a cela en tête, on ne supprime pas kata-guruma...



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  • vialou - le 07/11/2014 à 10:08

    Nos " dirigeants " ne sont pas responsables des changements de règles, mais quelques individus de la FIJ qui ont les pleins pouvoirs sur ce secteur et qui vont dans le sens du vent ! Esperons seulement que le vent tournera un jour et il faut savoir que seules 2 techniques ont été retirées pour dangerosité " kani basani et waki gatame " les autres simplement pour facilité le travail des arbitres, au lieu de les former et de recruter des anciens compétiteurs ayant eu une expérience du haut niveau ! !

  • AXLEMAN - le 07/11/2014 à 05:57

    Mouais!!!!!!!!!! Je me vois mal enseigner aux ados que "le judo c'est la vie ou la mort" mais sinon je suis d'accord avec le reste...

  • actor - le 07/11/2014 à 01:19

    Est-ce que nos dirigeants ont lu cette interview ? Sinon, je serais un plus circonspect sur morote-gari : si la technique est faite en ramassant les jambes d'arrière en avant, c'est une technique sans danger. Malheureusement, c'était de plus en plus un ramassement de bas en haut, donc avec un danger pour les cervicales. Cependant, fallait-il interdire toutes les techniques sur le pantalon pour 1 ou 2 qui étaient potentiellement dangereuses ?

  • vialou - le 06/11/2014 à 05:14

    Petites corrections, ce n' est pas 5 mais 4 titres mondiaux consécutifs qu' il a gagné, et il n' a jamais gagné le toutes catégories mais atteint les demi finales, ce qui à 77 kgs est déja un sacré exploit, et bien sur tout à fait d' accord sur l' incompétence des dirigeants de l' arbitrage de la FIJ dont le souci est plus tourné vers la politique que vers la sauvegarde du vrai judo !!

  • salah.guerouate - le 06/11/2014 à 05:04

    Il a bien raison on devrait remettre kata-guruma et te-guruma, on supprime nos propre technique

  • salah.guerouate - le 06/11/2014 à 05:00

    Il a bien raison pour sa dernière phrase on ne supprime pas kata-guruma. Je trouve qu'il a bien raison ni sa ni Te-gurum

  • shozo78 - le 06/11/2014 à 02:49

    Je parlais à l'international. Il tirait en tte catégorie au Japon dont il a gagné le titre d'ailleurs. Petite correction.

  • shozo78 - le 06/11/2014 à 02:39

    Bien maintenant, vous comprenez le lien avec mon pseudo :-) J'étais adolescent quand il a gagné ses 5 titres de champions du monde (à l'époque il n'y en avait pas tous les ans et il ne tirait pas en toute catégorie). J'étais absolument béat d'admiration… et je le suis encore près de 35 ans après. C'est un homme libre…